Mon fils n'est pas ce qu'on peut appeler une bonne personne. Définitivement pas. Mais il n'a rien de malveillant. Il ne fait pas de mal intentionnellement - pas vraiment. Il a juste été mal entouré.
Et pendant les 19 premières années de sa vie, c'est moi qui ai été son principal entourage. Mais là, tout de suite, je suis trop fatigué pour m'en vouloir.
Lev est né en 1986. Sa mère, Tekla, c'était... l'amour de ma vie. Vraiment. Sauf qu'elle, elle était déjà mariée, à cet idiot de Dominik Doubrovski. Dominik n'a jamais été quelqu'un de très doux. Il a une histoire certes douloureuse, il n'a jamais rencontré ses réels parents qui sont tous deux mots dans d'affreuses conditions... il n'empêche. Ce n'était pas un bon homme.
Lui et Tekla ont eu trois enfants : Sebastian, Zoïa, et Piotr. Ils ont tous trois eux des vies ma foi très différentes, pas très joyeuses. Sebastian et Zoïa sont nés dans les années soixante, alors que Piotr a deux ans de moins que mon fils. Piotr était le ciment qui était censé rapprocher Dominik et sa femme... Dominik est mort peu après sa naissance. Je m'en fichais, en fait non, j'en étais heureux. Ça créé des conflits entre Tekla et moi. En même temps, ce type était horrible.
Je disais donc. Lev, mon fils, est né en 1986, alors que je ne connaissais Tekla que depuis peu. Sa grossesse ne l'a pas arrangée, au début, elle n'avait plus de rapports avec son mari depuis un petit moment, c'était délicat. Mais j'ai voulu le garder. Alors, elle l'a gardé. Évidemment, Dominik a fini par l'apprendre. Il ne s'est même pas énervé. Il s'est avancée vers elle, il lui a décollé une énorme gifle, et il lui a dit ces simples mots :
"Peu importe la race de ton môme. Je ne le veux pas sous mon toit."
Elle a acquiescé, les larmes aux yeux. Lev est né, il vivait chez moi. Dominik ne laissait Tekla me voir qu'une à deux fois par semaine, sinon elle devait partir en douce quand lui-même travaillait le soir.
Deux ans plus tard, je m'en souviens, c'était en février 1988, elle m'a annoncé qu'elle était enceinte à nouveau. À vrai dire, j'étais ravi - mais ce n'était pas de moi, elle m'a dit. De son mari. Savoir que j'existais dans la vie de sa femme avait éveillé en lui un "esprit de compétition", je dirais. Mais leurs rapports n'avaient rien de joyeux comme les nôtres. Le fait est qu'il l'a mise enceinte. Ça ne l'a pas dérangée, du moins c'est ce qu'elle m'a dit - la vérité c'est que si elle lui avait dit non, Dominik je ne veux pas de cet enfant, c'en aurait été fini d'elle.
Piotr est né. Son père mourut peu après - il avait commencé à boire pour nous oublier, moi et mon fils. Par chance, il ne battait pas Tekla. Oh, il aurait pu. J'étais soulagé, quand j'ai réalisé qu'il ne lui a jamais mis plus d'une claque. Ça me faisait moins culpabiliser. Dominik est mort d'alcoolisme. Tant pis, ce sont des choses qui arrivent, il n'avait qu'à pas boire autant...
On eut alors quatre années de bonheur. Enfin, presque. Tekla n'avait pas emménagé avec moi, il faut dire que la situation financière de Dominik avait toujours été très bonne, et elle refusait d'abandonner ça. Elle élevait son fils dans leur maison, en même temps qu'elle élevait le nôtre. Les deux ne s'appréciaient pas. Lev aimait faire son petit chef, mais Piotr aussi. Ils finissaient par se taper dessus, et ça se finissait mal.
En 1992, Tekla fut frappée par une maladie dont on aurait jamais pensé que les femmes pourraient contracter. À l'époque, on appelait ça le "cancer des gays". Ce n'était certainement pas pour qu'une femme l'attrape !
Et elle en est morte. Beaucoup trop vite. Elle m'a laissé Lev, mais sa famille a tenu à récupérer Piotr. Ils ne voulaient pas me le laisser.
Alors, les éducations se sont faites chacune de leur côté.
Élever Lev ne fut pas de tout repos. Il comprit très vite ce qui était arrivé à sa mère, et ça se passa très mal. Il pensait que c'était de ma faute, au début. Je lui ai expliqué que non : c'était de la faute de l'autre monsieur. Le papa de Piotr, le méchant garçon. Il était mort, je pouvais bien lui remettre la faute dessus.
L'enfant, naïf, me crut. Il débita un flot de menaces contre Dominik, en promettant de le retrouver et de le taper ; je m'en fichais. Il faisait ce qu'il voulait, Doubrovski était crevé. Ça n'était pas mon problème.
Alors, les choses ont suivi leur cours.
Et Lev est devenu un admirable jeune homme. Il avait ce que moi j'appelle du courage, un instinct de chef, un vrai meneur - il savait gérer les choses. Il adorait ça. Il aimait beaucoup le pouvoir, la sensation d'être supérieur à quelque chose - ou quelqu'un. Il ne l'exposait pas, cependant. Mais ça se voyait. Ça se sentait. Il aimait contrôler les choses, savoir que tout était entre ses mains, les responsabilités ne l'effrayaient pas. Un vrai petit dictateur, quand il voulait.
J'ai longtemps pensé que j'avais une bonne influence sur lui, que je l'encourageais juste ce qu'il fallait pour qu'il ose faire les choses. J'étais fier de moi, et de lui, mais encore plus de moi. La famille de Tekla n'avait sûrement pas aussi bien élevé Piotr...
Au loin, j'entendais parler de la famille Doubrovski. Ils étaient plutôt connus, il ne fallait pas les fréquenter. On habitait tous dans la même région. Mais je restais à l'écart d'eux. Après tout, je n'étais jamais rien d'autre que l'amant de leur belle-sœur, celui qui avait détruit la vie de Dominik, le père tant aimé.
Puis, je m'en souviens, en 2005, alors qu'il avait 19 ans, Lev est venu me dire qu'il partait. Il s'en allait, il quittait la maison. Il avait trouvé une université dans laquelle étudier, quelque chose comme ça... encore une fois, je suis un peu fatigué. J'ai essayé d'oublier cette soirée. Ce fut la dernière fois que je le vis, et ça s'est plutôt mal passé. J'étais de mauvaise humeur, j'avais un peu bu, et je l'ai envoyé baladé. Le lendemain, il est parti.
J'ai eu vent de ce qui s'est passé depuis... je sais qu'il est allé en prison. Je suis tombé malade, il a un an. Ça s'est passé comme pour Tekla, sauf que moi, j'ai eu plus de temps. Là, je ne suis pas sûr de ce qui va se passer.
Je sais juste que Lev, depuis un numéro que je ne connais pas, m'a dit qu'il viendrait me voir.
Et il n'est toujours pas là.
Et je suis vraiment fatigué.
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Il les a rejoint, ça y est. Il est loin de chez lui, et il a rejoint sa... sa nouvelle famille. Pavel, Luka et Mikhaïl. Personne n'a l'air très à l'aise, ça le rassure. C'est autre chose que rire de ça au coin d'un déjeuner.
C'est Mikhaïl qui hausse la voix le premier, anxieux. Il a l'air ridicule, à frissonner comme ça avec ses mains dans les poches et sa chapka.
"Les gars... vous êtes sûrs de vous, hein ? Parce que, ça pourrait vite mal tourner..."
Lev lui lance un regard incendiaire et le frappe. Le coup n'est pas fort, son bras est recouvert de plusieurs couches de vêtements et d'une épaisse veste.
"Tu te fous de ma gueule ? Je peux pas rentrer chez moi, mon gars. Mon père va me défoncer sinon. Je me suis barré en douce, je suis censé aller étudier à l'université de St-Pétersbourg, je te rappelle..."
Il prend ses grands airs, fier. Il ne mettra jamais les pieds à St-Pétersbourg, pourtant, et Luka s'empresse de le lui rappeler avec sarcasme. Luka n'a jamais aimé Lev.
C'est Pavel, las de leurs idioties, qui les rappelle à l'ordre. Ensemble, ils s'éloignent dans l'obscurité matinale. Ils se sont promis de commencer doucement, mais il va bien falloir commencer, à un moment.
Au début, c'est juste des petits vols. Mais, vraiment, rien de faramineux. C'est discret, rapide, efficace. Lev sait faire ce genre de choses - petit, il s'entraînait à voler tout et n'importe quoi. Que ce soit quelques roubles dans la poche de Gavriil, le goûter d'un camarade de classe, les craies du professeur... ou même des confiseries, dans les magasins.
Là, il s'agissait de se nourrir. Ils cherchaient un endroit où aller, pour vivre. Ils arnaquaient les gens en leur revendant au prix fort des choses qu'ils avaient volé. Ils ne pouvaient pas louer un appartement comme ça, bien sûr. Alors ils voyageaient un peu, ils se payaient des hôtels en liquide. Ça plaisait à Lev. C'était lui qui gérait tout, le petit chef. Il gardait l'argent - en gardait pour lui, surtout. Personne ne s'en plaignait, il savait gérer les affaires.
Ils finirent par quitter la Russie. Au lieu de descendre comme presque tout le monde vers les pays Européens, ils passèrent par la Finlande et allèrent jusqu'en Suède. La situation économique était bonne, là-bas (...supposons.), c'était un pays idéal. Pas de dictature, ni même de reste de dictature (ils se promirent de ne pas aller en Allemagne), les gens étaient plutôt sympathiques... et les banques remplies.
Ils hésitèrent tout d'abord. Lev avait maintenant 21 ans, il était pragmatique ; si tant est qu'on considère que vivre du vol est une idée sage.
Là-bas, ils recrutèrent d'autres types comme eux - Niklas, Gustaf et Nils. Ils étaient 7. C'était déjà trop. Ils commencèrent à parler de braquage de banque. Lev ne disait rien à ce sujet, mais les surveillait. Il ne voulait pas les laisser aller trop loin seuls, mais il devait l'admettre - l'idée était bonne. Il avait réussi à se procurer un flingue avant de quitter la Russie. Ils avaient de quoi se défendre.
Quelques semaines après cette première conversation, alors que rien n'avait abouti, on lui présenta un autre garçon ; Rafael. Il avait un nom de famille en W. Wolf ? Woock ? Peu importe. Lev se fichait un peu de lui, il ne se sentait pas responsable de son sort. Il avait perdu ce rôle de chef qu'il affectionnait tant - c'était une bande, maintenant, et tout le monde avait des responsabilités. Mais il gardait encore ce sentiment de contrôle assez agréable, avec son arme dans la poche. Il était respecté, écouté. Ça lui suffisait. Alors, il ignorait royalement Rafael. "Raf". Il supportait sa présence, c'était déjà ça. On le lui avait imposé, après tout, aucune raison de lui jeter des fleurs. Surtout que le petit avait l'air plutôt anxieux ; un vrai gamin. Il avait quoi, 18 ans ? Rien à faire ici.
Pavel lui expliqua que c'était une espèce de "nerd". Un petit intello. Le gosse qui s'occuperait de pirater les caméras de surveillance pendant les braquages. L'idée était bonne, certes. Mais Rafael n'était pas préparé. Lev ordonna de le former, de la meilleure façon qu'ils pouvaient. Il commençait à apprécier ces idées de braquage, mais pas question qu'un gamin foire tout juste parce qu'il n'avait pas réussi à bidouiller ces fichues caméras.
Quelques braquages se firent sans lui. Des tous petits... une pharmacie. Une petite banque, la caisse d'une épicerie. C'était comme des petits tests. Lev n'avait pas encore sorti son arme. Si il le faisait, la peine encourue serait considérablement aggravée.
Un an plus tard, la bande était mieux organisée. Niklas était parti, tout cela était allé trop loin pour lui. Il s'était fait cracher dans le dos. Après un an de collaboration de ce genre, on part pas juste avant de faire le grand saut. Rafael était devenu pro. Il savait ce qu'il faisait, et Lev l'appréciait - à distance. Il intéressait le Doubrovski, bien qu'il n'eût absolument rien à faire ici. Il avait une tête de gamin, on lui aurait plus donné un bisou que de l'argent. Le fait est qu'il était là, prêt à se rendre utile.
Ils avaient braqué plusieurs banques - Rafael n'était toujours pas intervenu. Ils attendaient "le bon moment" pour sortir cet atout. Ils s'étaient encore déplacés, ils avaient passé quelques temps en Finlande, et s'étaient résolus à descendre jusqu'en Allemagne, au grand dégoût de Lev. Il faut admettre que ce pays était plutôt riche. De quoi se nourrir comme des princes.
La troupe avait entre 19 et 25 ans. Tous se laissaient un peu aller. Ils étaient moins prudent. Tout ce qu'ils vivaient était tellement irréaliste qu'ils oubliaient toute notion de sécurité - ce n'était pas le cas de Lev. Il restait prudent. Les choses allaient trop vite pour lui, les autres faisaient n'importe quoi. Ça ne lui plaisait pas. À Hambourg, ils avaient failli se faire coffrer. Ça l'avait rendu dingue - mais les autres ne l'écoutaient pas vraiment. Ils étaient détendus. Bien trop détendus. Après ça, ils sont allés à Wuppertal, et Köln.
C'est là que tout s'est passé, à Köln.
Le braquage était prévu pour le soir. Ils devaient entrer, couper l'électricité ou au moins éteindre les lumières, et tout prendre. La banque était grande, ils avaient tous confiance - et pour le coup, Lev aussi.
Rafael allait passer à l'action, ce soir. Tout le monde croyait en lui - Lev s'en fichait.
C'est lui qui était censé organiser l'opération, donner les ordres. Il utiliserait son arme. Il n'avait pas peur, avec un pistolet en main. Il se sentait supérieur. Dénué de cette angoisse que la plupart des gens ont, ce sentiment de tenir la mort à bout de bras. Lui, sa main se posait sur l'objet, son doigt glissait jusqu'à la détente, et, chargé ou pas, il pouvait savourer ce sentiment de puissance.
La vérité est qu'il n'a jamais tiré un seul coup avec ce flingue.
Il a refusé de participer. Il disait qu'il les attendrait dans la voiture, en gardant son arme, "au cas où". Après, ils fonceraient. D'autres les attendraient à la maison. C'était un bon conducteur, ils devaient lui faire confiance. Les autres obéirent, en cédant au peu d'autorité qu'il avait dans le groupe.
Ce soir-là, Mikhaïl, Nils, Gustaf et Rafael entrèrent dans la banque.
Lev entendait à peine les ordres hurlés par Nils qu'il démarrait déjà. Il avait localisé le poste de police, plus tôt dans la journée, et s'y rendit. Il avait caché son arme et ne comptait pas l'utiliser.
Il entra, trouva un policier, et annonça qu'une bande de jeunes était en train de braquer la banque à dix minutes de là.
La suite se passa très vite.
Les garçons furent arrêtés. Lev leur promis qu'il s'était barré dès qu'il avait vu les flics arriver. Si ils ne le dénonçaient pas, ils pourraient tous sortir de là.
Rien ne marcha comme prévu. Ils furent condamnés de leur côté, mais on avait retrouvé l'arme dans sa voiture, et l'un de ses amis avait dû le balancer. Il fut considéré comme complice. Néanmoins, il n'échoppa que de cinq ans de prison.
On leur fit purger leur peine dans une prison française. Au bout de deux semaines Lev aperçut un visage familier ; celui de Rafael. Celui qu'il avait ignoré une année durant. Mais là, c'était différent. Il allait passer cinq ans dans cet enfer, il fallait bien se faire des amis. Alors, il l'aborda, comme si de rien était, se fit passer pour la victime qui avait essayé de fuir sans succès. Au bout d'un mois, il s'était mis Rafael dans la poche. Ce garçon était très intéressant, il fallait l'avouer. Ils devinrent très bons amis, et cette relation dura 4 ans.
Mais il fallait bien que quelqu'un balance Lev. Ce fut Pavel qui le fit (lui aussi avait été dénoncé).
Jusque là, Rafael avait cru à toute la petite mascarade de Lev - c'était peut-être un peu bête, mais ça l'arrangeait bien.
Pavel, qui lui s'était contenté de rester à l'écart de Lev, se doutait que si il énervait suffisamment Rafael, ça pourrait se retourner contre Lev. Alors, il lui expliqua tout.
Le jeune suédois, qui n'en savait évidemment rien, le prit mal. Très mal. Ça peut se comprendre... Prendre cinq ou six ans d'emprisonnement à cause d'un lâche, ça a de quoi énerver.
Lev prit cher cette fois-ci.
Ce n'est qu'avec une minuscule arme qu'il se fit agresser - une fourchette en plastique. Ça le faisait rire, au début. Mais à mesure que les coups tombaient et que les quatre années d'amitié s'effaçaient, il riait un peu moins et paniquait un peu plus.
Il sortit de cette bagarre dans un sale état. Il s'était découvert capable de se défendre autrement qu'avec ses poings, et c'est sûrement ce qui l'a sauvé - son corps produisait de l'électricité afin de se défendre. À petite dose au début, mais finalement suffisamment pour repousser son agresseur en attendant que les gardiens de la prison n'arrivent.
Lev fut considéré comme la seule victime de ce combat et la peine de Rafael fut allongée de deux ans.
La dernière année fut la plus horrible. Ravis des blessures qu'avait infligé Rafael, l'"innocent Raf" à Lev, tous leurs anciens acolytes lui menèrent la vie dure. Pavel, Nils, Gustaf... Sans compter que son père était tombé malade. Le sida. Transmis par sa mère, il y a bien longtemps. Lev lui avait promis d'obtenir une permission pour revenir le voir en Russie, mais elle fut refusé.
Il dû laisser son père mourir à des milliers de kilomètres de là, alors qu'il restait enfermé au fin fond d'une prison française.
Son père mourut en janvier 2013.
Lui fut libéré en juin, à 27 ans.
La seule trace que laissèrent ses cinq années sur lui fut cette cicatrice du jour où il s'était battu avec Rafael, au-dessus de la tempe, fine mais visible. Il ne lui en voulait même pas.
Il l'attendait déjà. Il n'en avait pas fini avec lui.